05 avril 2006

Trilogie fraternelle (3)

Suite et fin de notre trilogie, où comment une bière froide devint source de justifications morales autoproclamées et comment Julio se forgea une aura de chantre de la concision imprécatoire, sans parler de la révélation de la partie charnue d'un amateur brésilien de foot... entre autre choses! Si vous désirez une leçon de rattrapage avant d'aborder ce dernier volet, cliquez sur épisode 1 ou épisode 2, c'est selon!


Hervé. Je crois que c’est grâce à sa mort que nous avons compris toi et moi que Dieu n’existait pas. Je crois que c’est grâce à lui que nous avons compris la chance que nous avions de vivre et de ne pas céder à la tentation du n’importe quoi. Hervé nous a montré le chemin, il a balisé nos sentiers avec de la quinine, du souffre ou encore de l’encre de chine, celle qui servait à faire les biographies des célébrités dans l’Antiquité. La plus simple expression de notre ami suffit à me rendre nostalgique, pas triste, non ! Mélancolique peut-être… mais conscient, affreusement conscient, indubitablement conscient, irréversiblement conscient.

Je passe sous silence les « combinazione » dont tu t’étais fait l’auteur et que j’ai apprises entre ma seizième et ma vingt-deuxième année ; ce serait trop dur pour toi de les entendre, je te les épargne. Pourtant, il me tient à cœur d’en raconter une qui me revient très bien à l’esprit et pour cause : ce devait être en 1989, je travaillais d’arrache-pied pour honorer notre futur héritage commercial, avachi sur le bureau de droite, tapant une énième facture, risquant de piquer du nez à chaque instant quand tout à coup, le téléphone sonna :
« Allô, dit notre mère d’une voix qui laissait transparaître la crédulité. Ah, c’est toi. Comment, tu ne te sens pas bien, tu as mal au ventre ? Tu auras certainement bu quelque chose de trop froid. Va te coucher, dès que je remonte du magasin, je m’occupe de toi ». Et dire que moi je luttais depuis des heures pour que la journée passe plus vite que la nuit arrosée que nous avions passée ensemble. Enfin, au moins n’était-ce qu’un demi-mensonge, peut-être y avait-il, parmi les innombrables bières que nous avions ingurgitées, une qui était trop froide. Je constatais donc, lentement mais très certainement, que toi aussi de temps à autre tu sortais des sentiers battus et que tu dérapais quelque peu sur les chemins de la vie nocturne ; ce qui n’a pas été sans nous rapprocher !

Puis, nous entrâmes dans une toute nouvelle ère qui nous amena à Muraz, dans une cave aux mythiques stalactites et aux innombrables troglodytes qui y séjournaient, parfois pour une nuit seulement. Voilà Julio qui sort de ma mémoire comme un diable de sa boîte. Julio, ce personnage de chez smalto. Nul autre que lui n’avait un tel chic pour expliquer les choses de manière concise et caricaturale. Lorsque Julio parlait, l’assistance retenait son souffle pour ne pas pouffer avant la fin des ses imprécations. C’est aussi dans cette cave qu’un brésilien d’Amsterdam nous dévoila ses attributs virils, offusqué qu’il était par l’enjeu importantissime du mundial ‘94 aux Etats-Unis et par la pauvreté du commentaire de ce pitoyable Pierre Tripod.

Tu avais donc 29 ans, pas encore la trentaine. Cela faisait quelque cinq ans que nous entretenions une relation fraternelle et amicale. Je n’étais plus le petit frère chiant et toujours derrières tes basks, tu n’étais plus le grand frère qui devait se cacher du petit pour ne pas lui montrer le mauvais exemple. Tu ne pouvais pas savoir que j’allais me débrouiller aussi bien sans toi dans ce registre. Quoi qu’il en soit, nous avons commencé à partager nos soirées, nos amis, nos instants d’euphorie et parfois même nos instants de doute et de tristesse.

Parmi ces moments, je retiendrais tout spécialement l’expérience de la « Confrérie du 13 octobre » qui nous emmena successivement aux Cornouailles, en Auvergne, à Rome, et à Bruxelles. Indépendamment de ce qui s’est passé après, je peux dire, et je t’associe à mes propos, que nous passâmes des instants tour à tour loufoques, cocasses, passionnés et franchement décalés.

Mais surtout, ce qui pour nous fut un tournant dans notre amour, fut ma décision de faire mes études d’abord à la Tchaux puis à Neuch. Nous nous sommes rapprochés avec Christelle également, et, loin des turpitudes de la pression familiale, nous pûmes nous comprendre à la façon dont deux aimants s’attirent lorsqu’il n’y a pas d’autres molécules perturbatrices à l’intérieur de la sphère définie par les électrons libres. Nous commençâmes alors à partager nos avis sur la BD, sur la littérature, nous écoutions les mêmes disques, et nous nous influencions mutuellement dans notre nouvelle recherche esthétique. Nous étions des adultes, et nous avons planté, en ce temps-là, la graine magique de la compréhension, du respect et de la tendresse sur le terreau de la fraternité éternelle.

Ce n’est pas sans émotion que j’évoque le passé. Ce n’est pas un hasard non plus si, en voulant juste écrire une petite dédicace sur le livre de Mesa Selimovic, je n’ai plus contrôlé mes doigts qui glissaient sur le clavier comme ceux de Chopin sur son piano lorsqu’il était grisé par la composition de ses plus belles pièces. En un instant qui me parut une éternité, une vie, ta vie, notre vie, j’ai vogué sur notre passé à la manière d’un ronronnement, sur celui qui, envahit par la douce torpeur de l’endormissement, se laisse bercer par Morphée et ses images oniriques.

Et j’écris encore. Parfois, galvanisé par mon élan, je confonds les époques, je mélange les styles et les tons, mais je me rends compte que c’est bien de cela dont il s’agit : du panachage des émotions. Car la vérité est dans l’émotion, elle est dans le sentiment et il n’y a que l’art qui puisse se rapprocher tant soit peu du ressenti, de l’âme, de la vérité enfin. Elle n’est pas dans l’extrême, ni entre, elle est dans la limite. C’est cette frontière (« halt hier Grenze ») entre la réalité et la fiction, entre ce qui fait notre vie matérielle et celle qui forge notre spiritualité, entre la vie rêvée des anges et le rêve angélique d’une vie meilleure que se situerait la panacée.

Car je ne me fais pas d’illusions, la panacée n’existe pas. Dans un monde infini et infiniment complexe, la notion de frontière est assez floue. Et s’il n’existe pas de réponses à toutes nos questions, que cela ne nous empêche pas de nous les poser, car se les poser, c’est déjà un peu y répondre !

Je vais conclure mon frère, mon ami, mon aimé. Après-demain nous serons le samedi 26 février, nous nous retrouverons, toi, moi et nos amis, tous nos amis. Je sais que parfois les petits comités sont les meilleurs et que les petites soirées intimes et les moins organisées sont les plus réconfortantes, mais j’ai pensé qu’une petite réunion bien valaisanne avec beaucoup de monde contrasterait judicieusement avec ton vécu malgache.

Alors, laisse-toi aller, ne te préoccupe de rien et flatte ton ego en contemplant tous ces gens autour de toi qui t’aiment et qui pourtant ne te comprennent ni ne t’écoutent réellement.

Et puis, peu importe le monde, tu sais qu’il y aura toujours quelqu’un qui, sans même te regarder, accompagnera le moindre de tes gestes, suivra du regard la destination finale de ton sourire et comprendra la finalité de ton verbe. Ce sera ton petit frère.

Sierre, 24 février 2005


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